Fidèle au rendez-vous, le trio du dialogue suit de semaine en semaine le fil de ses investigations, essentiellement autour du thème de la tragédie, en tant que genre littéraire qui ouvre des pistes de réflexion sur la vie de l’âme autant que sur celle des sociétés. Le philosophe, le poète et le médecin préparent cette fois le terrain à une comparaison entre la tragédie grecque et la française… En attendant d’autres confrontations.
Ph : Il est une question que nous nous sommes posé au début de nos rencontres sans y apporter de réponse, sinon en esquissant peut-être une hypothèse. Je veux parler de l’absence de la tragédie dans la tradition littéraire arabe. Peut-être est-ce par manque d’éléments. Il arrive qu’en tournant autour d’une question, en l’envisageant sous ses différents angles, la réponse tombe d’elle-même comme un fruit mûr. C’est en faisant un tel pari que j’arrive avec une question nouvelle, même si elle reprend des sujets abordés. Cette question touche à la tragédie, et à la place qu’y occupe le thème de la folie.
Po : Nous avons évoqué la figure de Hamlet, en précisant alors que sa folie était ambivalente. Car à moitié feinte, et ne prenant pas la forme d’une perte totale des sens. Quelque temps auparavant, nos discussions nous avaient amené sur le chemin d’Ajax, dont l’histoire est racontée par Sophocle. Ajax bascule dans la folie l’espace d’une nuit, avant de revenir à ses esprits. Mais ce bref passage suffit pour le précipiter dans une situation dont il ne verra pas d’issue en dehors de sa propre mort. Qu’il se donne.
Ph : Oui, tout à fait. Le théâtre grec offre d’autres exemples de ce lien entre héros tragique et folie. Il y a Héraclès, dont l’histoire figure dans une des pièces d’Euripide. Elle raconte qu’au terme de ses 12 fameux travaux, le héros fait l’épreuve de la folie après que la déesse Hera lui ait envoyé Lyssa, une messagère dont c’est justement la mission de rendre fou ceux qu’elle visite. La folie est l’étape ultime, celle qui couronne toutes les autres, et dont Héraclès va tirer son nom. Il est la «gloire d’Héra», parce que c’est en traversant cette dernière épreuve, celle qui lui est envoyée par l’épouse de Zeus, qu’il accomplira pleinement son destin… Héraclès : à la gloire d’Héra ! Ce récit nous renseigne assez sur l’importance du thème de la folie dans la pensée grecque. Et puis, bien sûr, il y a le personnage d’Oreste, que l’on retrouve chez les trois auteurs tragiques, mais plus particulièrement chez Eschyle.
Md : Oreste, nous en avons parlé la semaine dernière, un peu en coup de vent, pour signaler que sa sortie de la folie avait été accompagnée d’un bouleversement des normes de la justice dans la relation entre les dieux et les hommes. Ce qui n’avait pas manqué de m’intriguer.
Ph : Oui, le récit d’Eschyle en tout cas évoque ce bouleversement, en vertu duquel les déesses de la vengeance cessent d’avoir le dernier mot en matière d’application des peines, si on peut dire. Oreste va négocier sa libération du monde de la nuit, dans lequel les Erinyes l’avaient enfermé, en invoquant les dieux. Et les dieux vont l’entendre. Ce qui va faire jurisprudence. Cela signifie que les Erinyes vont se voir déposséder de ce pouvoir illimité dont elles jouissaient jusque-là et qui les autorisait à maintenir dans la folie quiconque s’y trouvait en raison d’un acte commis et qui était gravement contraire aux coutumes instaurées par les dieux, tel que le matricide… Il y a désormais une place laissée à la négociation. Oreste en est l’emblème. Qu’est-ce que cela veut dire pour le fou : négocier sa sortie de la folie ? Qu’est-ce que cela veut dire sur le plan clinique ? Vous remarquerez que le récit mythologique de la tragédie renverse notre conception des choses, telle que nous l’avons formulée de façon assez consensuelle la semaine dernière. N’étions-nous pas d’accord pour considérer que la folie est le résultat d’une violence subie par l’individu, par rapport à laquelle il ne parvenait pas à obtenir réparation ? Ici, dans le contexte de la tragédie grecque, c’est l’individu qui commet l’acte de violence, et la folie survient comme conséquence de son crime.
Md : Si l’on revient à l’histoire d’Oreste, qui assassine sa mère, on peut aisément imaginer que cet acte, quelles qu’en soient les motivations ou les justifications, provoque un traumatisme mental. Et donc un état de perte des sens. Dont le sujet ne sortira que lorsque l’énormité de son crime sera résorbée par la pensée du caractère nécessaire et salutaire de l’acte commis. Dans le cas d’Oreste, sa mère, qui était impliquée dans le meurtre de son mari —le roi Agamemnon—, gouvernait désormais la cité de Thèbes en compagnie de son amant Egisthe, et ce gouvernement n’avait plus grand-chose à voir avec la justice. Le meurtre de la mère était donc une manière de libérer la cité d’une emprise synonyme de déchéance et de malédiction.
Po : Oui, c’est bien ce que suggère le récit du mythe.
Md : Le récit raconte également que c’est à l’instigation de deux divinités —Athéna et Apollon, je crois—, qu’Oreste envisage d’accomplir l’acte qu’il a commis. Il y a donc un cachet divin apposé sur cet acte, et c’est ce qu’il fera valoir dans la «négociation». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire pour un acte de porter un «cachet divin» si l’on se transpose sur le terrain de la médecine ?
Ph : Je dirais que c’est un acte dont l’audace passe les limites habituelles de la nature humaine, tout en étant tourné vers le rétablissement d’un ordre qui rime avec noblesse. Tel est toujours le rôle du héros tragique : il se situe par ses actes en dehors de la sphère normale des hommes, mais ce qu’il accomplit est ce sans quoi l’homme ne serait plus tout à fait homme. Parce qu’il se serait laissé glisser en-dessous du seuil de l’humanité… Tuer sa mère est inhumain, parce que monstrueux. C’est ce qui est évident pour tout le monde. Ne pas la tuer, dans la situation précise qui est celle d’Oreste, c’est, de façon certes moins évidente, renoncer à son humanité. Dans le sens où, dans l’humanité, il n’y a pas qu’une soumission docile à des lois divines. Il y a la participation active et constructive —et donc également législative— à la préservation d’un ordre cosmique qui est un ordre divin. Le gouvernement de la cité de Thèbes par Clytemnestre et son amant Egisthe représentait une dégénérescence de l’ordre cosmique : il fallait agir pour rétablir cet ordre. Sous peine de tomber dans une existence plus proche de celle de l’animal. Faire cela, restaurer l’ordre des dieux, c’est toujours un acte héroïque. Par quoi l’homme, tout en réaffirmant son humanité, rappelle aussi l’exigence qui est celle de toute vie humaine de s’accorder avec le divin.
Po : Et donc, si on suit ici ce chemin, la folie renvoie à ce qu’il y a d’énorme —au sens étymologique du terme— dans l’existence de l’homme chaque fois qu’il prend part à cette action de rétablissement de l’ordre divin parmi les hommes. Parce que ça suppose qu’il sorte de la norme de l’existence de ses congénères, qu’il fasse un pas de côté —à travers un acte de transgression des lois—, de manière à se situer désormais dans cette zone intermédiaire très inhabitée et angoissante, qui est celle du voisinage des dieux, à partir de laquelle il est seulement possible d’agir. Cette conception des choses est confortée par le récit concernant Héraclès. La folie est une épreuve par laquelle il joue sa propre existence — avec tous les exploits accumulés qui font sa gloire parmi les hommes. Mais elle a pour conséquence ou contrepartie qu’elle le rapproche des dieux et lui donne un pouvoir qui s’apparente au leur… Malgré des crimes qu’il a commis dans son état de perte des sens !
Md : Il reste le cas d’Ajax : dans quelle mesure est-ce qu’il s’accorde à ce que nous disons sur la folie du héros tragique ? Mais je voudrais revenir sur cette idée d’opposition entre la conception des Grecs et la nôtre, en lien avec la violence. Est-ce que nous avons vraiment dit que le fou est celui qui subit une violence sans trouver le moyen d’obtenir réparation ? Il me semble qu’il y a une nuance à apporter qui n’est pas sans importance.
Ph : La folie marque toujours une rupture. J’avais bien noté ta proposition la fois dernière quand tu as énoncé que le fou est celui qui s’enlise dans sa tentative d’obtenir réparation, et qu’il s’enfonce en cherchant à plaider sa cause. Qu’il s’accuse au moment de vouloir se disculper. Ce qui peut expliquer chez lui la perte de cohérence du langage, et l’accroissement conjoint du sentiment de culpabilité et de la violence par laquelle il s’insurge contre cette dernière.
Md : Oui, c’est bien là où je veux en venir. La folie, de mon point de vue qui est peu partagé par le monde de la psychiatrie, n’est pas tant la conséquence de la violence subie que celle de la spirale dans laquelle la victime de la violence est entraînée du fait de son échec à plaider sa cause.
Po : L’échec est le fait d’un ratage, qui s’aggrave lui-même à mesure qu’il cherche à se dépasser : c’est tout le drame de la folie. Un échec qui s’autoalimente ! Mais dès le départ, il y a chez le fou un sens de la justice qui est plus aigu. Bien sûr, dans les faits, la maladie mentale peut avoir des causes physiologiques. Il y a des lésions dans le cerveau qui peuvent expliquer certaines manifestations pathologiques. On estime, par ailleurs, que beaucoup de cas de schizophrénie sont liées à des prédispositions héréditaires. Le travail des psychiatres se concentre souvent sur la zone située aux confluents du mental et du biologique. Mais ce qu’on appelle la folie ici désigne une dérive de nature purement psychique ou psycho-sociale qui, à mon avis, n’est possible que chez le sujet ayant une exigence de justice prononcée. Puisqu’en voulant se rendre justice à lui-même, c’est en quelque sorte à la justice elle-même qu’il veut rendre justice, comme nous l’avons d’ailleurs souligné dans nos réflexions de la semaine dernière. Le ratage s’explique en raison de la difficulté que crée cette exigence.
Ph : Oui, ce qui voudrait dire qu’il existe une sorte d’héroïsme ordinaire parmi nous, à chaque fois qu’une violence subie donne lieu à cette ambition de rétablir l’ordre de la justice dans le monde. On voit très bien comment la violence subie joue le rôle de simple déclencheur et que la vraie difficulté, sur laquelle bute l’homme ordinaire et qui peut l’entraîner dans la folie, c’est de convertir la justice qu’il se rend en une action de consécration de la justice universelle. C’est sur ce terrain que l’échec peut se transformer en drame : le fou est broyé par sa propre entreprise, par l’héroïsme auquel il se voue et auquel il n’est pas assez préparé.
Md : Ainsi, guérir le malade, c’est l’aider à renouer avec son héroïsme, et c’est l’aider aussi à lui redonner un sens. Comme fait Oreste quand il est encore enfermé dans le monde nocturne des Erinyes, et qu’il s’en dégage par la pensée de sa mission qui consiste à rétablir l’ordre de la justice dans la cité et dans le cosmos.
Po : Oreste est décidément un personnage providentiel… Savez-vous qu’il joue un rôle central dans la pièce par laquelle Jean Racine fait son entrée dans le monde de la dramaturgie française ?
Ph : Je sais qu’à la différence de la tragédie anglaise, ou élisabéthaine, la tragédie française a beaucoup puisé dans le registre de la mythologie gréco-latine. Cela ne m’étonne donc pas que le personnage d’Oreste retrouve une carrière dans le théâtre français du 17e siècle.
Po : C’est dans son Andromaque que Racine relate une histoire qui n’est pas celle qu’on trouve chez Eschyle, mais plutôt chez Euripide. Elle porte sur des événements ultérieurs de la vie d’Oreste. On est donc après la sortie de la folie. Mais Racine va modifier l’histoire selon ses plans et, chose remarquable, il va clore son récit par une nouvelle expérience de la folie pour le héros grec.
Ph : Intéressant !
Po : La comparaison peut être instructive. Mais je dois vous avouer que, du grec au français, le récit ne donne pas lieu à une ascension dans l’art de la tragédie, mais plutôt à un déclin et à une décadence. Je suis entièrement de l’avis de Nietzsche à ce propos.
Ph : A quoi mesures-tu ce changement de niveau ? Il y a peut-être une difficulté pour la tradition littéraire française à intégrer en son sein le style tragique dans sa pureté, et cela pourrait d’ailleurs nous renseigner sur ce qui fait obstacle à la présence de ce style dans la littérature arabe et, également, à ce qui fait la plus ou moins grande pertinence de tentatives récentes comme celle de Tawfik el-Hakim et d’autres.
Po : Sans doute ! Pour ce qui est de mon appréciation du style racinien, je note que la passion amoureuse y est représentée comme prévalant sur toutes les considérations. Dans la pièce à laquelle je fais allusion, les deux protagonistes masculins que sont Pyrrhus, fils d’Achille, et Oreste, fils d’Agamemnon, sont prêts à lui sacrifier les intérêts de leurs cités respectives : le premier pour gagner l’amour d’Andromaque, qui est la veuve du héros troyen Hector, et le second pour gagner celui d’Hermione, fille du roi de Sparte Ménélas et d’Hélène. Il y a chez les deux personnages une obstination très peu héroïque, et assez antipathique finalement, à vouloir conquérir le cœur de leur bien-aimée en dépit des refus et des humiliations…
Md : En quoi s’agit-il encore de tragédie si les héros se conduisent de cette façon, dirait-on ? Et dans quelle mesure l’identification au héros, dont parle Aristote, peut encore jouer, dès lors que ces personnages cessent de susciter l’empathie et provoquent au contraire le mépris ?
Po : Je pense que le propos de Racine était de montrer à quel désastre mène la logique amoureuse quand elle est poussée à l’extrême. On est finalement dans une forme de discours lénifiant, qui pouvait être de bon ton sous le règne de Louis XIV. Ce qui est gardé, je dirais, c’est la violence du dilemme à laquelle sont confrontés les personnages. Il y a des passages très forts, je le reconnais, qui décrivent l’impasse cruelle dans laquelle se trouvent les héros. C’est en particulier le cas d’Andromaque, qui doit choisir entre Pyrrhus, qui représente le sang versé des siens, et son fils Astyanax, qui en est l’unique descendance. Puisque le récit nous parle des Grecs qui veulent la tête d’Astyanax, en qui ils voient un risque de vengeance dans l’avenir, et en même temps de la proposition faite par Pyrrhus à Andromaque de protéger la vie de son fils en échange de son amour. Notez que tout cela est absent de la version grecque d’Euripide dans sa pièce du même nom… Mais une comparaison des deux pièces, et de la place qu’y occupe Oreste, pourrait faire l’objet d’une discussion à part entière : vous ne pensez pas?
Ph : Si une recherche à ce sujet peut nous aider à mieux comprendre la façon dont la figure si stratégique d’Oreste évolue dans le temps et, aussi, la façon dont une culture littéraire comme la française négocie son «virage tragique», le projet a tout son sens et j’y souscris.
Md : Voilà qui pose des jalons à nos rencontres futures. Mais, avant de nous quitter, je voudrais revenir sur ce que nous disions et souligner un point qui me paraît important. Sous forme d’une question. Nous avons déclaré que le fou est celui qui a subi une violence dont il ne parvient pas à obtenir réparation, en précisant que cette réparation devait être en même temps la restauration de la justice dans le monde. Or je me demande s’il existe une façon de défendre la cause de la justice autrement qu’à travers sa propre personne. Est-ce que la façon qui est celle du héros tragique —et du fou dans sa version «ratée»— est une façon parmi d’autres, ou est-ce qu’elle est la seule façon : auquel cas, la défense de la justice par celui qui n’a subi aucune injustice serait dépourvue d’efficacité ? Il y aurait une vanité de l’apologie de la justice qui demeure sur le plan théorique, qui n’engage pas le destin de l’homme… Et cela expliquerait peut-être les errements idéologiques de toutes les utopies qui ont cru rétablir la justice dans le monde, à partir de réflexions purement intellectuelles.
Ph : La question est à débattre. Mais elle met déjà le doigt sur une dimension nouvelle de la tragédie.
Po : En effet